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Je ne sais comment sa carte d’identité a atterri dans la boîte de photos familiale . Sur
sa petite photo en noir et blanc, il a des cheveux blancs argentés, et des yeux
bridés qui ont dû lui valoir des surnoms comme « le chinois » à l’école. Son prénom , c’est
Henri. C’est le père de mon père. J’ai affiché cette carte d’identité à côté d’autres clichés qui
décorent un petit mur de mon bureau, juste en dessous d’un ukulélé accroché par une
ficelle.
Il a des yeux bons.
Et comme tous les enfants, j’aime bien l’imaginer en train de gronder mon père, quand celui-
ci était petit.
Le seul souvenir que j’ai de lui vivant, c’est lorsque nous passions chez lui et sa femme, à
Montpellier, avant de rejoindre la maison de mes autres grands-parents pour
les vacances . C’était sur la route. Dans l’entrée de sa maison se trouvait un porte-manteau
avec au pied ,d’étranges et superbes cannes à pommeau, à tête d'animal,qui me
le faisaient apparaître comme quelqu’un d’ élégant et de distingué, quand je l’imaginais
en train de marcher avec sur la place de la Comédie ou dans les jardins du Pérou.
Il était retraité de la poste centrale de la ville, après en avoir été directeur (où il
avait commencé sa carrière comme commis) .
Un jour de vacances de Pâques (je devais avoir six ou sept ans), alors que je venais de
sonner à sa porte, après avoir monté quatre à quatre l’escalier qui y menait, il nous a
ouvert , à mon frère et moi ,en nous offrant deux pistolets à bouchon actionnés par un
élastique. Ces jouets nous ont occupés toutes les vacances . Je pourrais encore dessiner le
mien, dans sa teinte verte de plastique translucide. Surnage par-dessus ce souvenir, sa mine
réjouie devant notre plaisir , ses yeux plissés qui souriaient au-dessus de ses fines
moustaches blanches.
Plus tard, jeune adulte ,après le règlement de sa succession, je suis tombé sur des livres à
lui, en espagnol. (J’avais beau l’avoir étudié au lycée, c’était la première fois que j’avais en
main des livres dans une autre langue que le français).
Ils étaient tous annotés dans la marge , et contenaient, intercalées,
de petites pages de carnet déchirées, couvertes de mots espagnols avec leur traduction en
français. A côté figuraient aussi des expressions associées. J’ai commencé par ouvrir un
livre : c’était « Canas y barro »,de Blasco Ibanez . Je me suis plongé dedans et j’ai
décidé de m’y mettre. En peu de temps j’ai rempli plusieurs petits carnets à mon tour, en
commençant par reporter en priorité les mots qui lui, l’avaient tracassé alors. J’avais
l’impression qu’on était là, tous les deux, penchés sur l’écriture serrée de ses notes, à tenter
de saisir ces mots nouveaux .
Dans la journée, quand j’avais un moment, je révisais mon vocabulaire avec lui .
Je me suis plongé ensuite dans ses autres livres ; puis ,plus tard, j’en ai
acheté de nouveaux .Cette année-là je n’avais pas grand-chose d’autre à faire.
Un jour,à ma grande surprise, je me suis aperçu que je pouvais lire à peu-près n’importe quoi
en espagnol, dans le texte.
Pendant la première guerre, sur le front, il était radio. Je me l’imaginais sautant d’une
tranchée à l’autre, sous le feu ennemi, ne lâchant pas sa précieuse petite valise en bois.
Pendant les longues marches des soldats, pour s’occuper l’esprit, il tâchait de résoudre
mentalement des problèmes mathématiques. Il a légué ce talent à son fils -mon père (qui
est devenu professeur de maths) .
L’aîné de ses enfants, comme le voulait la tradition de l’époque, portait le même prénom
que lui. Il était prêtre et conduisait une deux-chevaux grise qui nous faisait éclater de rire
en le voyant se garer devant la maison, à cause de la plaque d’immatriculation où on
pouvait lire :« KK ».
Un jour prochain peut-être que je serai grand-père, moi aussi ; s’il ne retrouve pas ma carte
d’identité , mon petit-fils du moins, s’il les découvre, pourra toujours lire ces pages ; ou il
en fera des cocottes en papier.