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Mon escarcelle

21 mai 2020

C'est jeudi

  Il est dix heures du soir, j'entends les rires de ma fille et de ses amies sur la terrasse.Elles ont fui

le parc voisin où elles s'étaient retrouvées pour pique-niquer , afin d' échapper aux moustiques.

On est fin mai,mais on se croirait en été; j'ai eu du mal à faire rentrer pour la nuit 

nos deux chattes, qui seraient bien restées  chasser .

A cette heure,ma femme est installée à l'autre bout du canapé, casque vissé sur les oreilles,

à regarder un film sur son portable .Notre plus jeune fils est comme d'habitude enfermé dans

sa chambre,  aux prises lui aussi avec son écran.L'aîné est reparti à Lyon, avec son violon d'étude.

Et moi je suis là,assis sur le même canapé,l'ordi sur les genoux .Un jour férié qui se termine.

Il a fait beau et chaud.On revit,disait-on entre nous.La télé est éteinte. On a ressorti les bouquins;

pour ma part j'ai lu toute la journée "Istanbul",d'Orhan Pamuk.

 

Le seul qui manque ,c'est Duplo,notre beau chat à la fourrure grise de  Chartreux.Là,c'est l'heure

où d'habitude il venait s'allonger sur mes genoux,de toute sa longueur.Il y a six jours, une voiture

a décidé pour lui que son temps avec nous était révolu.J'étais dans une boutique à choisir un

vêtement quand la fourrière m'a appelé,on leur avait apporté le corps,ils étaient désolés.Je les ai

laissé l'incinérer. C'est le deuxième en deux ans.Ma femme a juré à hauts cris qu'elle ne reprendrait

plus jamais de chats.

Maintenant, on surveille les deux chattes qui nous restent  comme des enfants, à qui on a interdit

de sortir la nuit.

En ce moment-même ,ces deux soeurs sont toutes deux allongées côte à côte sur un grand

coussin rouge, obéissantes,devant mes pieds nus;image d'un bonheur familial -presque- parfait.

 

 

 

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19 mai 2020

Henri

                                                                       1

 

Je ne sais comment sa carte d’identité a atterri dans la boîte de photos familiale . Sur

sa petite photo en noir et blanc, il a des  cheveux blancs argentés, et des yeux

bridés  qui ont dû lui valoir des surnoms comme « le chinois » à l’école. Son prénom , c’est

Henri. C’est le père de mon  père. J’ai affiché cette carte d’identité à côté d’autres clichés qui

 décorent un petit mur de mon bureau, juste en dessous d’un ukulélé accroché par une

ficelle.

Il a des yeux bons.

Et comme tous les enfants, j’aime bien l’imaginer en train de gronder mon père, quand celui-

ci était petit.

 

 Le seul souvenir que j’ai de lui vivant, c’est lorsque nous passions chez lui et sa femme, à

Montpellier, avant de rejoindre la maison de mes autres grands-parents pour

les vacances . C’était sur la route. Dans l’entrée de sa maison se trouvait un porte-manteau

avec au pied ,d’étranges et superbes cannes à  pommeau, à tête d'animal,qui me

le faisaient apparaître comme quelqu’un d’ élégant et de  distingué, quand je l’imaginais

en train de marcher avec  sur la place de la Comédie ou dans les jardins du Pérou.

 Il  était retraité  de la poste centrale de la ville, après en avoir été directeur (où il

 avait commencé sa carrière comme commis) .

 

 Un jour de vacances de Pâques (je devais avoir six ou sept  ans), alors que  je venais de

sonner à sa porte, après avoir monté  quatre à quatre l’escalier qui  y menait, il nous a

ouvert , à mon frère et moi ,en nous offrant deux pistolets à bouchon  actionnés par un

élastique.  Ces jouets nous ont  occupés toutes les vacances . Je pourrais encore   dessiner le

mien, dans sa teinte verte de plastique translucide. Surnage par-dessus ce souvenir, sa mine

réjouie  devant  notre plaisir , ses yeux plissés  qui souriaient au-dessus de ses fines 

moustaches blanches.

 

Plus tard, jeune adulte ,après le règlement de sa succession, je suis tombé sur des livres à

lui,  en espagnol. (J’avais beau l’avoir étudié  au lycée, c’était la première fois que j’avais en

main des livres  dans une autre langue que le français).

 Ils étaient tous annotés dans la marge , et contenaient, intercalées, 

de petites pages de carnet déchirées, couvertes  de mots espagnols avec leur traduction en

français. A côté  figuraient  aussi des expressions associées. J’ai commencé par  ouvrir un

livre : c’était « Canas y barro »,de Blasco Ibanez . Je me suis plongé dedans et j’ai

décidé de m’y mettre. En peu de temps j’ai rempli plusieurs petits carnets à mon tour,  en

commençant par reporter en priorité les mots  qui lui, l’avaient tracassé alors. J’avais

l’impression qu’on était là, tous les deux, penchés sur  l’écriture serrée de ses notes, à tenter

de  saisir ces mots nouveaux .

 Dans la  journée, quand j’avais un moment, je révisais mon vocabulaire avec lui  .

 Je me suis  plongé ensuite dans  ses autres   livres ; puis ,plus tard,  j’en ai

acheté de nouveaux .Cette année-là je n’avais pas grand-chose d’autre à faire.

Un jour,à ma grande surprise, je  me  suis aperçu que  je pouvais lire  à peu-près n’importe  quoi  

en espagnol, dans le texte.

 

Pendant la première guerre, sur le front, il  était radio. Je me l’imaginais sautant d’une

tranchée à  l’autre, sous le feu ennemi, ne lâchant pas sa précieuse petite  valise en bois.

Pendant les longues marches des soldats, pour s’occuper l’esprit, il tâchait de résoudre

mentalement des problèmes mathématiques. Il a légué ce talent à son fils  -mon père (qui

est devenu professeur de maths) .

 

L’aîné de ses enfants, comme le voulait la tradition de l’époque, portait le même prénom

 que lui. Il était prêtre et conduisait une deux-chevaux grise qui nous faisait éclater de rire

en le voyant se garer  devant la maison, à cause de la plaque d’immatriculation où on

pouvait lire :« KK ».

 

Un jour prochain peut-être que je serai grand-père, moi aussi ; s’il ne retrouve pas ma carte

d’identité , mon petit-fils du moins, s’il les découvre,  pourra toujours lire ces pages ;  ou il 

en fera  des cocottes en papier.

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